par Michel Lécureur [revue Lettres comtoises n° 8, 2003]

Marcel Aymé collaborateur ? [suite]
par Michel Lécureur [revue Lettres comtoises n° 8, 2003]

Si, de nos jours, un écrivain peut refuser de collaborer à un journal qui ne lui convient pas pour des raisons idéologiques, il n’en était pas de même durant l’Occupation. Refuser équivalait alors à un suicide professionnel, car très vite les seuls périodiques autorisés furent ceux qui servaient le régime en place. Ne pas publier équivalait à se couper, pour une durée totalement inconnue, de ses lecteurs et, reconnaissons-le, à se priver de ses revenus habituels. Quand on sait combien Marcel Aymé s’est inquiété, lors du repli des éditions Gallimard dans le sud de la Manche, de ne plus recevoir ses mensualités, on mesure combien il était attentif à ses gains. On peut le comprendre puisque son épouse n’avait pas d’activité professionnelle et que sa fille, Colette, était à leur charge. Même s’il est de bon ton de faire fi des considérations matérielles dans certains débats, je crois qu’elles trouvent leur place ici.

En outre, pour Je suis partout, il a dû être sollicité avec insistance par son directeur : Robert Brasillach. Les deux hommes se connaissaient depuis les années trente et le critique littéraire de l’Action française avait été souvent élogieux pour le romancier et, surtout, pour l’auteur des Contes du chat perché. Ils s’étaient rencontrés à plusieurs reprises et entretenaient de bonnes relations, même si Brasillach savait très bien à quoi s’en tenir sur les idées politiques de Marcel Aymé. D’ailleurs, en septembre 1941, à la veille de la parution en feuilleton de Travelingue dans Je suis partout, Brasillach avait prévenu ses lecteurs de ne pas considérer comme un ralliement de l’auteur les critiques du Front populaire présentes dans ce roman. « Indomptablement en dehors des partis, précisait-il, [Marcel Aymé] se contente de passer à travers l’existence, muet et railleur, terriblement prêt à écouter, à voir, à raconter ce qu’il a vu et entendu. » Dans le journal de Brasillach, Marcel Aymé a également publié Légende poldève, le 2 octobre 1942 ; Les Sabines, le 8 janvier 1943 ; La patte du chat, le 8 mai 1943 ; Avenue Junot, le 13 août 1943 et La Grâce, le 2 juin 1944. Or, aucune de ces œuvres ne renferme de sympathie ni pour la collaboration, ni pour les occupants. On trouve, par contre, dans Légende Poldève, un passage intéressant sur la naissance des conflits. « Depuis longtemps, lit-on, le peuple poldève vivait en mauvaise intelligence avec son voisin le peuple molleton. à chaque instant, de nouvelles contestations s’élevaient entre les deux grands états qui avaient d’autant moins de chances de s’entendre qu’ils avaient raison tous les deux. La situation était déjà très tendue, lorsqu’un grave incident mit le feu aux poudres. Un petit garçon de Molletonie pissa délibérément par-dessus la frontière et arrosa le territoire poldève avec un sourire sardonique. C’en était trop pour l’honneur du peuple poldève dont la conscience se révolta, et la mobilisation fut aussitôt décrétée ». Est-il besoin de commenter ? Quant aux articles parus dans Je suis partout, ils n’ont aucun point commun avec l’idéologie des puissants du jour, pour la simple raison qu’ils ne traitent que de sujets culturels. Marcel Aymé rend hommage à Chas Laborde après sa mort et présente une exposition consacrée à ce dessinateur par la Bibliothèque nationale. Il évoque aussi une édition de Brillat-Savarin, illustrée par Ralph Soupault, réfléchit sur l’art de Jodelet et celui de trois montmartrois : Chas Laborde, Ralph Soupault et Paul Bourg.

Dans La Gerbe, d’Alphonse de Chateaubriant, Marcel Aymé a publié, le 2 avril 1942, La Carte, nouvelle du recueil Le Passe-Muraille, et, du 22 juillet au 9 décembre 1943, La Vouivre. Rien, dans ces œuvres, n’autorise à prétendre que leur auteur soutenait le régime en place. Au contraire, le bijou maléfique de La Vouivre étant d’origine teutonne, on peut en conclure que Marcel Aymé se moquait ouvertement des occupants avec un pareil détail. Toutefois, le seul fait que son nom apparaisse dans Je suis partout ou La Gerbe n’était-il pas une compromission ? Jeune étudiant, alors que je commençais à réfléchir sur les écrits de Aymé, j’ai posé la question à un libraire de Caen, qui avait été déporté, et sa réponse fut sans équivoque : « Mais non ! Quand, dans le stalag où j’étais prisonnier, j’ai lu, par exemple, La Vouivre en feuilleton dans La Gerbe, je me suis félicité qu’il ait réussi à le faire imprimer dans une telle feuille parce que son esprit et son talent nous apportaient le ballon d’oxygène dont nous avions tant besoin ! » Quand on n’a pas vécu soi-même une époque, il est peut-être nécessaire de chercher à en comprendre les multiples facettes.

Dans un autre journal de la collaboration, Les Nouveaux temps, beaucoup moins cité que les deux précédents, Marcel Aymé a également signé plusieurs articles. Dans le dernier, il se laissait même aller à écrire : « Si l’on mettait aux voix la meilleure façon d’accommoder le pot-au-feu, les Français s’entredéchireraient pour faire triompher, les uns une recette de droite, les autres, une recette de gauche. » Au-delà de cette boutade, il redevenait plus sérieux pour… s’opposer à la fermeture des écoles normales. Le régime de Vichy, qui les considérait comme des pépinières de révolutionnaires, avait décidé de mettre un terme à leur existence et d’envoyer les futurs maîtres se former au lycée. Sans ambiguïté, Marcel Aymé condamnait cette mesure et concluait ainsi : « Dans le village même, l’instituteur devrait avoir une activité plus large qui s’inscrive dans le cadre de la vie nationale. L’usage veut qu’il remplisse les fonctions de secrétaire de mairie. Il est regrettable que l’homme le plus instruit de la commune soit ainsi confiné dans une besogne de scribe alors que son instruction et son indépendance devraient lui valoir un rôle prépondérant, directeur dans les délibérations du conseil municipal. S’il y était encouragé par l’état, l’instituteur transformerait le village et le ferait naître à une vie nouvelle, plus généreuse et plus spirituelle. Mais ce n’est pas de l’étude du latin qu’il faut attendre de tels miracles. »

Citons aussi le témoignage d’Henri Jeanson qui écrivait «  L’apparition de l’étoile jaune souleva la colère des Parisiens et ils surent la manifester, cette colère, à leurs risques et périls. Je me souviens très bien que Marcel Aymé, dont l’impassibilité n’était qu’apparente, écrivit alors sous le coup d’une émotion, qu’il ne put ni ne voulut maîtriser, un article d’une violence inouïe contre les responsables de ces mesures ignobles et humiliantes qui nous atteignaient tous. Cet article, il le proposa en toute innocence à un journal. L’article fut accepté, composé et soumis à l’obligatoire censure allemande qui, comme prévu, en interdit la publication. À l’imprimerie, les typos en tirèrent alors de nombreuses épreuves à la brosse et se firent un devoir de les distribuer autour d’eux avec prière de faire circuler. »

Rappelons également que Marcel Aymé est l’auteur des dialogues de Nous les gosses, film dans lequel Louis Daquin avait voulu exalter l’esprit de résistance. Interrogé par mes soins quelque temps avant sa disparition, Daquin m’avait écrit : « Beaucoup de gens se sont étonnés qu’en 1941 (Nous les gosses), 1942 (Le Voyageur de la Toussaint), j’aie pu collaborer avec Marcel Aymé qui écrivait des nouvelles dans Je suis partout. D’autant plus étonnant que j’étais membre du Parti communiste (je le suis toujours) et responsable pour le Front national du cinéma. Dans Nous les gosses je voulais à travers une histoire de mômes transposer l’idée de solidarité et de résistance à l’occupant. Il fut d’accord avec moi. Jamais je n’eus à rejeter une idée, une phrase de dialogue qui fut pour moi inacceptable idéologiquement. » — Lire la fin de cet article…


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