Les invités : Patrick Grainville, Le Trait et le tout...

Patrick Grainville, Le Trait et le tout...

J’ai choisi le roman car c’est un genre total, tentaculaire, ce qui favorise une approche polyphonique du monde et des mots. Voilà ma passion. L’écriture est une pulsion, manière d’explorer, d’inventer, de combler un désir infini... C’est le manque originel transformé en masse (de mots, d’images).

Ce qui déclenche un roman c’est surtout un lieu, un corps qui suscitent une sorte d’obsession. Je suis pris, envahi. Il faut qu’une perception forte et concrète s’incruste en moi et amorce tous les échos de l’imaginaire. Je dois être envoûté. Possédé.

J’écris par périodes continues, de plusieurs mois, coupées de trêves où mon projet mûrit, se recompose, se décante ou connaît de nouvelles proliférations. Je ne tiens pas de carnets, sauf pour un roman en cours qui se passe en Afrique. J’ai alors tenu un carnet de sensations, de choses vues, sur le coup, le long du Niger et en Côte d’Ivoire.

Mon écriture est plutôt impulsive, instinctive mais retravaillée, élaborée après relecture. J’aime la cadence, les sonorités, les longs mouvements aussi bien que le rythme haché, les éclairs. Cette spontanéité va de pair avec un travail prémédité sur le plan, les masses, les chapitres burlesques, épiques, intimes ou lyriques. Mes romans donnent lieu à une foule de plans généraux ou limités à un chapitre et que je détaille, nourris au fur et à mesure. J’adore avoir rendez-vous avec une scène que j’ai prévue, par exemple, à la moitié du roman. L’élan n’exclut donc pas l’itinéraire, la composition globale. Le côté sédimenté, géologique.

On m’a défini comme un baroque. Je ne renie pas cette appartenance à condition de l’assouplir, de l’élargir. J’aime qu’un roman soit un volume. Un navire bourré de choses. L’Arche de Noé et le Radeau de la Méduse. L’Éros et la mort. L’épiphanie et le naufrage. Un roman est un arbre. J’aime les grands arbres que j’ai admirés et photographiés dans le monde entier. J’ai une collection de figuiers banyans qui sont mon idéal. Arbres cosmiques, telluriques et luxuriants, symphoniques et redondants. Arche ou arbre : c’est le roman. Le tronc et la déflagration des branches.

De Balzac je retiens une impression de réalité rugueuse. Un réel qui résiste. Un appui matériel. Mais aussi les fantasmes, l’admirable Vautrin, l’envoûtement de son verbe, sa démesure. J’aime l’épaisseur de Balzac, sa lenteur, ses sédiments. Les bustes de Balzac sculptés par Rodin sont des chefs d’œuvre absolus, tant ils saisissent le magma balzacien, sa densité physique, rugueuse, épique. Tellurique. Morceaux de corps–monde. À l’arraché. Montagne convulsive.

[…] Parfois dans l’excès, dans certaines razzias de mots, dans des moments de jubilation verbale, j’ai peut-être découvert quelques images inédites. Je ne cherche pas à innover, je me laisse plutôt proliférer et, dans cette expansion, tant mieux si je débusque une scène ou une phrase neuves. J’aime le fourmillement. Il me procure une sorte d’excitation, de fascination physique. Tout ce qui fait grappe et grouillement, essaim, termitière, fourmilière. Le foisonnement me subjugue, me nourrit, me remplit, m’arrache à l’angoisse, à l’incomplétude. Rubens ! Écrire ce serait restituer, recréer, inventer l’immensité dans ses myriades de détails drus. Le trait et le tout. La facette et l’ensemble en expansion. L’acuité du détail, la dentelle et l’étoffe lourde et profonde.

La sexualité dont on fait état quand on parle de moi n’est qu’une aimantation pour la beauté, l’appétit d’exister dans l’angoisse de perdre et de mourir. Les corps me harponnent. L’imminence de la chair. Sa transcendance dans le moment. Sa vie, sa profondeur. Fascination du contour, de la forme exquise et fringale du contenu, de la substance, de ses courants. Masses. Architectures et chair. Être sculpteur, peintre et potier dans les mots. Incarner le verbe. Le roman est une arche, un arbre, un corps géant.

Ma vision du monde est exaltée et désolée. Bruit, chaos, éclairs de désirs, d’harmonie. Shakespeare. Cannibalisme généralisé. Pas de sens. Mais outrance et tempête. Big-bang, apocalypse, ensemencement galactique. Destruction et naissances. L’hélium... L’univers–bombe. Et bombance. Sans bornes. Nous, là-dedans : nuls et sublimes de le savoir. Le temps d’un cri, d’un chant.

Je ne cherche pas à communiquer un quelconque message, mais une vision sensible, sensuelle, matérielle, multiple. Le lecteur se baigne dans l’océan ou non. Il prend son pied ou non. Question de contagion. J’aime la littérature épidémique. Céline, Proust et tant d’autres. Les écrivains à texture, au texte dense et tissé. Le style est un tatouage, un territoire, un grand terrier rouge. Une manière de compisser la langue pour la marquer comme un loup. Mais peut-être écrirai-je un jour un récit bref et cristallin, je ne m’interdis rien, même pas la transparence. Mais je ne suis sûr de rien. Je doute depuis toujours. Mon enthousiasme est syncopé.

Patrick Grainville, réponse à Pierre Perrin pour La Bartavelle n° 4, avril 1996


Page précédente — Imprimer cette page — Page suivante