Françoise Lefèvre, deux extraits, le premier du Petit Prince cannibale et le second de La Grosse, romans

Les invités : Françoise Lefèvre deux extraits
Le Petit Prince cannibale – La Grosse, romans

Toi, j’ai besoin de te tenir contre moi, de t’entendre respirer. Ta main minuscule serre mon doigt avec cette force stupéfiante des nouveau-nés. J’ai besoin de ton odeur. Je t’emmène partout caché sous ma cape, si bien caché, si bien au chaud que je t’entends presque ronronner. Le plus merveilleux, c’est de t’allaiter adossée contre un arbre. Sentir ce jaillissement qui s’en va te fortifier. Le plus fabuleux c’est d’être un corps à manger, un corps nourrissant. Cette fuite du lait vers ta bouche adorable et vorace, c’est aussi la fuite du temps. Alors, je reste là, en pleine détresse, en pleine lumière, sachant bien que c’est aujourd’hui, l’éternité. Maintenant. Et tout de suite. En moi, tout se réconcilie. Tout s’apaise. J’aime le monde. La mort n’existe plus. La mort peut-elle avoir les seins gonflés de lait ? La mort peut-elle réchauffer un enfant ? Un fleuve coule à mes pieds tandis que je te nourris le dos contre l’arbre sous un ciel dont le bleu de vitrail ne me menace plus. Je regarde les collines fleuries. Les tuiles rondes et rouges, la terre fumante et je me sens prise, soulevée par la joie du monde. Prise. Aimée. Baisée. En accord total avec je ne sais quel Dieu, si merveilleusement accompagnée par les chants de la terre que je supplie moi aussi que ma joie ne s’enfuie pas. La conscience de la joie est impitoyable. J’ai pleuré en allaitant. J’ai pleuré en écrivant.

Tandis que j’appuie mon front au montant de ton lit, de grands sapins poursuivis par la lune voguent dans le cadre de la fenêtre. On est loin, si loin encore de l’aube blanche et feutrée, rassurante, ouverte comme une paume infinie pour qu’on s’y repose enfin. Tu pèses six livres. Je respire ton odeur de miel et de lait, de litière chaude et froissée, ton odeur d’étable céleste, de paille humide où veillent l’âne et le bœuf. Ta petite odeur de nuit.

Françoise Lefèvre, Le Petit Prince cannibale [Actes Sud, 1990]

Elle se revoit dans un autre pays courant dans une forêt de bouleaux blancs. Elle se souvient de leur rencontre dans un bal. Toute la nuit elle a dansé sous les lanternes japonaises dans les bras de ce soldat, ce vagabond, ce déserteur qui fuyait une sale guerre. L’attirant dans la forêt, il lui donne un baiser dur et lent. Si dur. Si lent. Ô baiser perdu. Cuir et lilas. Arbres roux. Cime des arbres entre les paupières incendiées. Épervier là-haut, juste au-dessus du baiser. Épervier qui tourne. Tourne comme la langue. Épervier qui plane sur ce baiser lent. Alors, elle ôte ses vêtements et s’abat sur le sol comme le clocher d’une église que la foudre décapite. Épervier qui plane sur ce baiser lent, plane longtemps et crie soudain comme on cloue. Vide où creuse le désir des amants. Ce creux sans nom. Les pointes des seins comme des bourgeons de pivoine. Impatience des mains pour caresser. Ô comble du désir. Accroupi sur sa poitrine, il s’enfonce dans sa bouche, allant et venant, la traitant de beauté, d’amour fou, de sacrée putain. Sous son dos elle ne sent rien des cailloux, des orties, des branchages. Il énumère en sanglotant ce qu’il a perdu. Ce qu’il va perdre encore. Il se souvient de forêts calcinées, pétrifiées, d’animaux disparus, de griffes d’ours sur les parois des cavernes, d’un feu qu’il fallait garder et ne pas laisser s’éteindre. Il pétrit, malaxe ses seins, les étirant comme une terre élastique, il rebâtit les coupoles d’Alexandrie, la cathédrale de Gaudi, la tour de Pise. Il élève les pyramides, les temples mayas avec des escaliers débouchant en plein ciel, appelant à la rescousse compagnons d’œuvre, camarades et soldats morts. Chargé comme un canon, il la boute sur le seul champ de bataille qui vaille. Et pour que de ses prunelles vertes, elle regarde elle aussi la Grande Ourse, il la retourne sur le dos, la bouffant, la savonnant de sa langue dans la broussaille où le feu prend. Elle considère le ciel, il ne faudra pas oublier la position des étoiles. Cette nuit tout peut arriver. Tandis qu’il l’inonde encore et encore, elle souhaite un enfant. L’enfant du vagabond. L’enfant du déserteur. À l’aube, l’enveloppant de son manteau, il consent à la laisser s’endormir. À voix basse, il épelle son nom et dit qu’il reviendra.

Françoise Lefèvre, [La Grosse, Actes Sud, 1994]

Les raisons d’écrire de Françoise Lefèvre —>

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