Les livres malades sont les derniers à mourir
Christian Bobin relit Les Enfants humiliés de Bernanos pour la
La Bartavelle, 1994
Les livres en bonne santé sont écrits dans le calme. Ils sortent de la conscience de l’écrivain comme le rêve sort d’un sommeil bienheureux. Ce sont des livres pour continuer, simplement continuer à dormir et à écrire en dormant. Les livres malades sont écrits pour interrompre, briser, quitter. Ils gardent en eux quelque chose de cet air abruti que l’on a au réveil. Ils sont écrits dans une matière essentielle d’agonie. Leur auteur y mène un combat avec le monde, avec soi ou pire encore : avec cet affreux mélange de soi et du monde que chacun, passé un certain âge, connaît d’une connaissance intime et malheureuse. Ce combat ne souffre aucun compromis. Son issue est incertaine. Il arrive que les livres malades rendent l’âme, épousent l’abjection contre laquelle ils s’étaient dressés. C’est le cas des livres de Céline qui sont des livres paranoïaques et misanthropes. Les livres malades ne tiennent que par leur fièvre : un rien de fièvre en trop et c’est la mort. Tout est dans la mesure. L’enfance est seule mesure, pour peu qu’on s’en saisisse avec naïveté — naïf étant celui qui vient de naître. Les livres malades sont des livres d’agonie et de naissance. C’est en appuyant leurs phrases sur le sentiment perdu d’enfance qu’ils peuvent aller avec amour dans la rage, avec amour dans la malédiction, avec amour dans l’insulte. En 1939 Bernanos écrit Les Enfants humiliés. C’est un journal et ce n’est pas un journal. C’est la guerre vue du Brésil, la France vue de la forêt, Dieu vu de l’enfance. Écrivant, Bernanos perd ses moyens d’écrire, oublie son métier et laisse filer de ses mains un livre ravaudé, brûlant de fièvre. Il ne se regarde pas écrire. Il est comme un pommier dans le jardin. Le pommier ne se regarde pas comme pommier. Il regarde le ciel, la lumière, les étoiles. Il ressent des alertes à chaque début de printemps et il répond par des fruits aux élancements de la sève. On peut trouver beau un pommier en fleurs, et on peut avoir ce même jugement sur le livre de Bernanos. Mais il faut savoir que la beauté n’est pas le souci de l’arbre, ni de l’écrivain. Elle n’est qu’une conséquence, très secondaire, de la réponse qu’ils ont trouvée à la question posée par la douleur, dans un accès de fièvre. En 1939, le pommier Bernanos donne des pommes acides et vertes. Un peu par amour, un peu par colère — mais c’est peut-être au fond la même chose —, il fait revenir l’enfant qu’il a été, le petit garçon aux jambes grêles et aux yeux ronds. Il le regarde et il lui dit : à toi. A toi de raconter, moi je ne saurai pas, trop avancé dans l’âge et la fatigue, toi tu sauras, tu n’es gâté par rien, tu as toujours mieux parlé que moi, tu as toujours su les choses mieux que moi, si ma vie a quelque noblesse, et elle en a terriblement peu, c’est de toi qu’elle la tient, c’est de ta survivance, allez, travaille. Les livres malades appellent à leur chevet des lecteurs malades. Je ne peux bien parler de ce livre que par égarement. Je lis beaucoup et j’ignore pourquoi. Ce n’est sans doute pas très sain de toujours avaler de l’encre. C’est comme dévaliser le frigo à deux heures du matin — contre l’angoisse, ou par colère. C’est la colère en moi qui a lu Bernanos. Elle est très bonne lectrice. Continuer la lecture…
Christian
Bobin [texte écrit à la demande de Pierre
Perrin pour
La Bartavelle, décembre 1994
— repris dans] Autoportait au Radiateur, Gallimard, 1997]