Les livres malades sont les derniers à mourir
Christian Bobin relit Les Enfants humiliés de Bernanos pour la
La Bartavelle, 1994 [fin]
De ce livre, je retiens une phrase et une seule. Elle est à l’imparfait, je la remets comme je l’ai lue, au présent : le monde est au pouvoir de gens qui ne sont pas faits pour le bonheur . Je connais, et vous connaissez comme moi, beaucoup de ces personnes qui ont acheté leur puissance aux dépens de leur joie — et qui nous font ensuite payer le prix de ce marché de dupes. Car c’est un des secrets de la vie : celui qui contraint a commencé par se contraindre. Il y a dans le livre de Bernanos un merveilleux portrait de Hitler en brave homme saisi par le ressentiment au lendemain de la première guerre mondiale, calciné dans la fleur de sa jeunesse par le ressentiment, recuit dans la certitude d’avoir été floué en tant que jeune caporal, en tant que citoyen, en tant que brave homme moyen d’humanité médiocre. Hitler, dit Bernanos, est mort quand il avait vingt ans, car c’est être mort que de piétiner sans relâche dans la même vieille histoire froide. De sa mort est sortie sa puissance. Bernanos écrit contre ces gens-là, contre ces sales bêtes repues de leur bon droit, gavées d’amertume et de ressentiment. Les secrets du monde sont des secrets misérables. Ils se laissent attraper par ce genre d’écriture là, mal habillée, mal polie, souffrante. Le grand secret c’est qu’il n’y a pas d’humanité. Il n’y a qu’un cloaque, qu’un vivier purulent de petits caporaux, de jeunes cadres, de vieux boursiers et de moyenne bourgeoisie tiède et morne. Et puis, bien sûr, il y a les pauvres. Mais ceux-là, personne ne sait en parler, et eux-mêmes n’imaginent pas qu’on puisse dire quelque chose d’eux : la parole, c’est pour les maîtres. Il y aurait de quoi désespérer d’une telle vision si la maladie ne venait pas nous en guérir, la maladie d’un Bernanos à bout d’espoir, l’adrénaline d’un livre fourbu, la fièvre enfantine de l’amour qui revient pour se mettre au travail. Les livres en bonne santé sont des livres de loisir. Les livres malades sont des appels au travail de soi sur soi — et sur le reste. Car le vrai secret est celui-ci : il n’y a pas encore d’humanité. L’humain est ce qui est à venir. Nous partons de bas, de très bas. Nous sommes si bas que nous ne sommes même pas à la hauteur des yeux d’un enfant. Nous savons ce qui nous reste à faire : travailler à rendre vivant ce qui ne l’est pas encore. Mais les choses ne sont pas si simples, nous dira-t-on. Vous ne pouvez pas, comme ça, aussi sommairement, opposer l’enfance et le monde. Tout est bien plus compliqué, il vous manque l’art des nuances qui est l’art adulte par excellence. Les petits morts médiocres qui tiennent le monde, gens d’épargne et de raison, ont toujours prétendu que les choses étaient très compliquées et qu’il fallait beaucoup mûrir avant de les saisir. Ce discours sur la complexité des choses est, il n’y a pas d’autre mot, le discours d’un salaud, de celui qui s’adresse à l’enfant pour lui dire : tais-toi. Tu parles de feu, d’esprit et de révolte, mais tu ne sais pas ce dont tu parles, attends d’être comme nous, et tu pourras parler en connaissance de cause. Ces gens-là auraient fait la leçon même au Christ : c’est charmant, votre histoire, et nous sommes bien prêts d’y croire, nous trouvons même que vous avez de la classe, une belle allure, vraiment, mais, comprenez, tout est plus mélangé que ça : l’amour, oui — mais que faites-vous des caisses de retraites et du contexte économique ? Ah vous avez de la chance de pouvoir rêver, et tenez : c’est d’accord, nous vous suivrons dès que nous aurons mis nos petites affaires en ordre, les enfants élevés et la maison payée. Le malheur, c’est que lorsque les petites affaires sont en ordre, le cœur est au point mort, l’amour n’y entre plus. La beauté du livre de Bernanos, c’est de réveiller, le temps de le lire et un peu plus, l’amour incurable, l’amour malade et niais. C’est écrit en toutes lettres : je n’ai jamais été découragé par la niaiserie, tout ce qu’on écrit de sincère est niais, toute vraie souffrance a ce fond de niaiserie, sinon la douleur des hommes n’aurait plus de poids, elle s’envolerait dans les astres.
Christian Bobin [article écrit à la demande de Pierre Perrin pour La Bartavelle, décembre 1994 et repris dans] Autoportait au Radiateur, Gallimard, 1997]