Marcel Aymé collaborateur ? par Michel Lécureur [revue Lettres comtoises n° 8, 2003]

Marcel Aymé collaborateur ? [fin]
par Michel Lécureur [revue Lettres comtoises n° 8, 2003]

Les accusations que certains continuent à faire peser sur l’attitude de Marcel Aymé pendant l’Occupation sont donc sans fondement. Elles ne s’expliquent que par l’ignorance. D’ailleurs, à la Libération, les résistants qui ont dressé les listes d’écrivains à mettre à l’index ne s’y sont pas trompés. Eux, qui venaient de vivre la terrible occupation de la France par les Allemands et de connaître les exactions de la Milice et du gouvernement de Vichy, n’y ont pas inscrit une seule fois le nom de Marcel Aymé. Pourquoi, de nos jours, chercherait-on à être plus sévère qu’ils ne l’ont été ? Pourquoi, bientôt soixante ans après voudrait-on salir un auteur que ses contemporains eux-mêmes n’ont pas poursuivi de leur vindicte ? C’est ridicule et profondément injuste. Le seul ennui qu’il ait eu à la Libération a été, en 1946, un blâme pour un scénario, celui du Club des soupirants, vendu à la Continental-Films. Tous ceux qui ont travaillé avec cette firme en ont systématiquement reçu un, quelle que fût la nature de leur participation. L’histoire imaginée par Marcel Aymé était celle d’un groupe de jeunes gens à la recherche d’un mariage avec une riche héritière pour éponger leurs dettes. Voilà qui servait la cause de l’Occupant !…

La raison de l’opprobre dans lequel quelques-uns s’obstinent à tenir Marcel Aymé est sans doute à trouver dans son attitude après la guerre. Il a défendu Brasillach, Céline et s’est moqué ouvertement de ceux qui tenaient le haut du pavé de l’idéologie, ce qui ne pardonne pas. Ami avec Brasillach, sans partager pour autant ses idées politiques, il a cru juste de faire circuler une pétition en sa faveur pour tenter de le sauver du poteau d’exécution. Albert Camus lui envoya une longue lettre pour refuser, puis la biffa et accepta finalement de figurer au nombre des signataires. Est-ce un délit que la fidélité en amitié ? Est-ce un crime que d’essayer de sauver de la mort un écrivain dont on apprécie le talent et avec lequel on se sent en affinité littéraire ? Quant à Louis Ferdinand Céline, il le connaissait depuis 1932-1933 pour l’avoir rencontré dans l’atelier du peintre Gen Paul où tous les deux venaient régulièrement. Il était au courant des exagérations verbales de Céline et s’en amusait, comme il l’a montré dans Avenue Junot, en le pastichant. Il savait son délire antisémite. Mais il admirait ses qualités d’écrivain et prenait plaisir à sa compagnie. Aussi estima-t-il de son devoir d’aller le soutenir pendant son exil au Danemark et de témoigner en sa faveur, lors de son procès en 1950, au cours duquel, d’ailleurs, il ne fut guère condamné. Là encore, est-ce un crime de défendre ses amis, surtout quand on ne partage pas leurs opinions politiques ?

Outre ces fréquentations, condamnables pour quelques-uns, les publications de Marcel Aymé après guerre ont été mal ressenties et ont contribué à le discréditer aux yeux de tous ceux qui encensaient systématiquement la Résistance. Le Chemin des écoliers (1946), a mis en scène des Français qui s’étaient accommodés de l’Occupation au point de s’enrichir grâce au marché noir. Dans Uranus (1948), l’écrivain s’est attardé sur les bassesses et les règlements de compte survenus à la Libération. Enfin, dans Le Confort intellectuel (1949), il s’est moqué de certains intellectuels pseudo-résistants qui faisaient et défaisaient la vie littéraire française après guerre.

Voilà qui est rédhibitoire. En fait, aucun propos et aucun écrit ne peut être reproché à Marcel Aymé pendant l’Occupation. Seule peut être regrettée la présence de sa signature dans les feuilles de la collaboration, parce qu’elles voisinait avec d’autres, de sinistre mémoire, et contribuait peut-être à faire vendre des journaux qu’il aurait mieux valu ignorer. Mais si l’on s’accroche désespérément à cette accusation, pour se donner bonne conscience…, est-ce une raison pour nuire à ce très grand écrivain ? La qualité de son style n’est plus à démontrer. Il s’inscrit aux côtés des meilleurs classiques et fait honneur aux lettres françaises. Quant à son idéologie, on peut affirmer qu’il n’a été ni raciste, ni antisémite, ni collaborateur. Il s’est toujours élevé contre les excès d’où qu’ils vinssent. Étranger à droite et déçu par la gauche, il s’est forgé une attitude critique vis-à-vis des partis et a dénoncé leurs compromissions. Il a proclamé le droit à la contradiction et à la liberté d’expression. Individualiste, il était hostile à toute pensée enrégimentée, de droite comme de gauche, car les familles politiques lui semblaient avant tout hostiles à l’homme. Est-ce un délit d’être humaniste et de vouloir un peu d’honnêteté dans la vie publique ? Est-ce un crime de ne pas pouvoir se reconnaître dans tel ou tel credo politique ? Certes, non. Mais Marcel Aymé paye très cher, encore aujourd’hui, son indépendance d’esprit.

Michel Lécureur, in Lettres comtoises n° 8 [octobre 2003]
[Lire, paru depuis, Marcel Aymé, Écrits sur la politique (1933-1967),
Les Belles Lettres/Archimbaud, 336 pages, l’article de Pierre Perrin]


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