Présentation
de Jean Grosjean
par Jacques Réda [1994, fin]
Ainsi, à chaque étape, la forme et le mouvement d’un même langage se sont-ils transformés à la fois pour répondre au sentiment changeant de la vie, et par un besoin renouvelé d’échapper à l’enfermement dans la bonne gestion littéraire d’un style. Si la poésie est un élan du langage qui se déprend de la fixité où la poésie aussi peut se complaire, et si un vrai poète est celui qui, à travers les métamorphoses non moins méditées qu’instinctives de ses dons, maintient le ton fondamental de son entretien avec la splendeur silencieuse du monde, du Dieu qui l’ont saisi, alors, Mesdames et Messieurs, félicitons-nous de cette rencontre, car nous aurons rarement meilleure opportunité de le vérifier.
Pour conclure, et pour satisfaire les personnes qui, à bon droit, souhaitent disposer de quelques indications plus concrètes, je donnerai maintenant de Jean Grosjean une rapide notice biographique. Parfois littéralement, tous les éléments en sont empruntés à celle qui figure dans les dernières pages du volume la Gloire, quarante-cinquième de la collection Poésie aux éditions Gallimard, 1969.
Naît
à Paris, en 12, un vingt-et-un décembre.
Par l’arbre paternel, vous le voyez descendre
De vignerons, mineurs (tous en Franche-Comté).
La branche maternelle indique le côté
Du nord et du nord-est : productives boutures.
Père ingénieur des Arts et des Manufactures.
Sa mère, pensons-y, meurt quand il a trois ans.
À dix, écrit déjà (modèle :
Maupassant).
À treize, avec brio, certificat d’études.
École de commerce, industrie. Aptitudes
Très souples, car à quinze il est agriculteur
En Guyenne et soudain, au Perreux, ajusteur.
À dix-sept, le voici de retour à l’école :
Les brevets (le petit et le grand) dégringolent.
Puis : latin, grec, la Bible, et Claudel qui répond
Longuement à sa lettre. On devine qu’un pont
Spirituel alors devant lui s’édifie
Qui, par le tablier de la philosophie,
Le conduit à vingt ans sur les bords doctrinaux
Que garde un séminaire (Issy-les-Moulineaux).
En trente-six, Irak, Syrie et Palestine,
L’Égypte. Apprend l’arabe. Enseigne, ou bien trottine
Dans l’ombre d’un évêque et d’un juge.
Aérien,
Ne rencontre personne et ne visite rien.
Trois fois mobilisé, reboucle sa valise,
Revient par Rome. On le re-re-remobilise.
On l’ordonne. La guerre. Et, prisonnier à Sens,
S’y lie avec Malraux. Là, contre tout bon sens,
Se laisse transporter vers la Poméranie,
Le Brandebourg. Le sort cependant s’ingénie
En sa faveur, et pour compagnons de trimard,
Lui procure Judrin et Claude Gallimard.
Relâché vers l’époque où Stalingrad
altère
L’optimisme teuton, enfin, son ministère,
Il l’exerce. Peut-être avec embarras. D’où,
Bientôt six mois de solitude dans le Doubs.
Rompant ensuite avec sa fibre prédicante,
Jean Grosjean se marie en mil-neuf cent cinquante.
C’est après qu’il acquiert cette ferme d’Avant,
Dans l’Aube, où méditant, marchant et cultivant,
Sans que son œuvre même en subisse une éclipse
(Voir Hypostases, Fils de l’Homme, Apocalypse,
Le Livre du juste, Austrasie et cœtera),
Pour une large part il se consacrera
À la traduction : Sophocle, Amos, Eschyle,
Jérémie, Ezéchiel, Habacuc, l’Évangile
Selon Saint-Jean, et la Genèse, et le Coran,
Veillant à n’ajouter aucun édulcorant
Aux textes. Récemment encore, enthousiaste,
À bras le corps il a saisi l’Écclésiaste.
N’allons pas oublier son parcours N.R.F. :
Trente ans près de Paulhan, Arland et Lambrichs – bref,
Discrète, une existence en somme bien remplie.
(Mais j’arrête : je vois un œil qui m’en
supplie.
Revenons au présent qui va nous rajeunir
Et nous guider au seuil d’un nouvel avenir).
Cette présentation a été lue comme avant-propos d’une lecture de poèmes de Jean Grosjean à la Maison de la poésie, à Paris, le 17 novembre 1994]