Les invités : Hommage de Jean Pérol à feu Claude Michel Cluny

Hommage à Claude-Michel Cluny
Allocution de Jean Pérol à l’Académie Mallarmé le 29 Avril  2015 [II]

Mais Cluny ne se payait pas des férocités faciles et lâches, celles qui se font sur le dos des écrivains débutants, inconnus ou sans pouvoir, exercice que pratiquent tant de critiques en place, jouant les matamores avec les faibles mais les brosses à reluire avec les écrivains à la mode. Cluny était trop classique pour ne pas être persuadé “qu’à vaincre sans péril on triomphe sans gloire”. Claude-Michel était intransigeant, mais courageux. Il ne reculait pas devant les sommités. La servilité n’était pas son genre. Claude-Michel Cluny était un insoumis inattendu. L’insoumission, l’insoumission à ce que tente d’imposer arbitrairement une époque, voilà encore quelque chose qui nous rapprochait.

Pérol et Cluny, au Japon, vers 1970

Cluny, avec noblesse et lucidité, s’attaquait aux puissants sans trembler : les “Robbe et les Grillets’’, comme il disait, la Duras, la Grande Sartreuse, Modiano, et tant d’autres, tout ce qu’il appelait “les montés en graine de la jobardise parisienne et des universitaires américains’’, sans parler de ses têtes de turc en politique et dans le cinéma, la “socialisterie’’, le Florentin, Truffaut, la galerie en est longue. Cette indépendance distante, on le lui a fait payer. “Étranger aux coteries. La rançon : être ignoré’’. Il le savait, mais a passé outre. Comment s’empêcher, pour mémoire, de ne citer qu’un bref échantillon de ses si nombreuses impertinences, et je n’ai pas choisi les plus cruelles :

  • Elsa Triolet ? : « la chouette aux yeux d’acier. »
  • Beauvoir ? : « la Grande Sartreuse, sa prose n’est la plupart du temps qu’une tisane de bêtises. »
  • Le Clézio ? : « Le Clézio écrit ennuyeux et c’est son droit, il croit penser et   nous inflige son pensum, c’est son tort. »
  • Modiano ? : « Je reprends les romans de Modiano les uns après les autres, et tous me tombent des mains. Conventionnels, sans style, sans vie, sans présence, sans rien qu’une vague odeur fade de passé diffus et artificiel. Ce pauvre Modiano, décidément une cruche emplie d’eau triste. »
  • Jacottet ? : « Pourquoi diantre Jacottet passe-t-il pour un poète intéressant ? Parce qu’il est Suisse ? Des vers pour almanach et classes du primaire. Quelle platitude dans son éminence ! »

Mais arrêtons-là, pour ne pas transformer cette soirée en poudrière.

Il ne faut pas s’étonner que les mêmes qualités, — persiflage ironique, vaste culture, connaissance du milieu littéraire, lucidité, sens de la formule, en aient fait un diariste hors pair. Plus le temps passera, plus il sera difficile, à mon avis, d’ignorer son journal, L’invention du temps, vaste chronique de ses jours, de ses amours et de la littérature dans la seconde moitié du vingtième siècle. Les dix premiers volumes, du Silence de Delphes, — qui lui valut le prix Renaudot de l’essai en 2002 —, jusqu’à Rêver avec Virgile, couvrent la période de 1945 à 1990. Les quatre prochains volumes à paraître couvriront la fin du siècle. C’est sans doute ce journal qui lui ouvrira les premières portes de la postérité, préparant le chemin pour sa poésie et ses romans. Ces dix premiers volumes publiés font déjà de Cluny le Saint-Simon pétillant et vachard de la petite cour littéraire de Paris et de ses histoires ridicules de luttes de tabourets. Pour qui sera un peu curieux de ce monde des lettres finissant de la capitale et de ses avatars dans cette seconde moitié du siècle qui vient de s’achever, la lecture du journal de Cluny s’imposera. — Lire la suite…

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