Christine-Marie Lorent lit Patrick Modiano : Du plus loin de l’oubli (Gallimard, 1996)

Modiano, Du plus loin de l’oubli
éditions Gallimard, 1996

Conventionnel, sans style, sans vie, sans présence, sans rien qu’une vague odeur fade de passé diffus et artificiel.
Claude-Michel Cluny, in Les Dieux nus, La Différence, 2007 [page 93]

Du plus loin de l’oubli évoque sans doute une remontée dans le temps, une nouvelle quête de l’identité ou du passé de son auteur. Cela est un fait. Mais l’intérêt de ce roman – et son originalité – me paraît résider essentiellement dans sa structure, originale parce qu’en même temps circulaire et en abîme.

Des personnages se placent, se dessinent lentement, sans qu’on sache jamais qui ils sont vraiment, ce qu’ils cherchent, ce qu’ils veulent. Ils affichent une certaine marginalité dans leur mode de vie, leurs fausses occupations, leur absence de quête dans la vie, si ce n’est, dès le début, le rêve de Majorque pour le personnage féminin. Ce pourrait être le vide s’il n’y avait une prodigieuse attente de lecture générée par justement le flou qui plane sur tout : Qui sont-ils ? Que cherchent-ils ? Où vont-ils ? Le couple existant au début du roman se décompose, se recompose de Paris à Londres, rejoint un groupe, retrouvant d’autres hommes et femmes aussi secrets, aussi peu explicités, des doubles. Cette idée de double sert la mise en abîme. Image de la décomposition et de la recomposition infinie de l’histoire annoncée dans les petits carrés portant chacun un nom, une adresse, à mêler et redistribuer comme les cartes d’un jeu, le jeu dont Gérard et Jacqueline essaient de vivre. La circularité est dans la répétition de ces groupes humains qui tournent autour d’un axe qui est le personnage de Jacqueline, comme la quête de l’auteur. Et dans chacun des groupes qui se reforme, on retrouve des marques communes : un “bienfaiteur” aux activités peu claires, un type de femme plutôt secrète qui use de drogue, des hommes qui jouent, le tout formant une société étrange dont on ne connaît que peu de choses, si ce n’est une étonnante facilité à s’ouvrir et à absorber celui qui passe.

Le mystère se poursuit, il flotte comme les odeurs qui marquent les personnages : l’éther qui enveloppe le personnage de Jacqueline, le chanvre indien pour Linda, le Synthol pour Rachman. Dans cette errance jaillit l’écriture. L’objet livre est présent dès le début, trimballé par le narrateur qui essaie d’en faire son gagne-pain en vendant de vieux ouvrages chinés chez les bouquinistes. Un scénario posé à même le sol d’une voiture, que le narrateur devra lire, et dans lequel il découvre sa propre aventure au présent : « Le déclic ». Jacqueline impulse les débuts de son acte d’écriture, laborieux parce qu’il est, au début, « trop novice et trop paresseux ». Et quand l’activité d’écriture prend forme, l’environnement se dissout.

Dans le présent de l’écriture, à quinze ans de distance, la quête des images, ou de leurs doubles, continue. Recherche de Jacqueline, que le narrateur croit reconnaître par deux fois. Et au hasard d’une “filature” la nouvelle rencontre, et la nouvelle reconstitution d’un groupe qui s’ouvre, accueille, absorbe en se flancs cet étranger sans poser la moindre question. Nouvelle mise en place d’indices autour du personnage féminin : la femme rencontrée se révèle être Jacqueline. Elle a atteint Majorque, elle disparaît de nouveau... « Les façades de la rue de Paris sont obscures... », retour à l’écriture, réminiscence incontournable.

Ce qui tient le lecteur, c’est la force de l’attente de lecture d’un bout à l’autre du roman. Curieusement, elle ne réside pas dans le processus d’identification. Les indices sont à la fois suffisants et suffisamment vagues pour que l’on soit amené à se demander sans cesse où cela va aboutir. Et on aboutit à l’écriture… C’est une forme de mise à nu du déclic. Sans la moindre trace d’introspection, un style proche du “nouveau roman” s’allie aux ressources du genre romanesque classique pour nous interroger et nous éclairer sur le cheminement de l’écrivain...

Christine-Marie Lorent — in La Bartavelle n° 4, “Les Amours”, avril 1996


Page précédente — Imprimer cette page — Page suivante