Pierre Perrin : Lire ou dire le poème (revue Arpa, juin 2002)

Pierre Perrin Lire ou dire le poème
[Réponse à l’enquête de la revue ARPA n° 77, juin 2002]

1. On « dit » de plus en plus le poème en milieu scolaire, dans les rencontres dites poétiques. Est-ce un moyen privilégié d’initier le public à la poésie ? Pensez-vous que cette découverte se fait plutôt par une lecture personnelle ?
— [Pierre Perrin :] Si les hommes se divisent en moitié de visuels et moitié d’auditifs, ou peu s’en faut, la lecture de la poésie peut s’effectuer à voix haute dès lors que des gens sont à l’écoute ; cette forme-là ne remplace pas pour les visuels la lecture silencieuse. L’école le sait bien, par-delà l’exercice de la récitation qui permet à chacun de se situer sur ce plan. Si ma préférence offre un intérêt, celle-ci tient à ma nature. Je ne me lasse pas de relire les Élégies de Rilke ni, chez Claudel, les Cinq grandes odes. C’est aussi que, comme l’écrit Montaigne : « Nul de nous ne pense assez n’être qu’un. »

2. Quelle a été votre première rencontre avec la poésie ?
— Ma première rencontre avec la poésie s’est opérée en deux temps. À l’écoute, ce fut certainement une fable de La Fontaine que ma mère récitait souvent, avec une préférence marquée pour La Laitière et le pot au lait ; ma mère n’abandonnait rien pourtant à la légèreté de Perrette. À l’écriture, ce fut pour conjurer la détresse que me causait la longue maladie de mon père. La beauté, créée de toutes pièces, devait contrecarrer la mort, rien de moins. L’enjeu était de taille ; la dérision dépassée, il restait à comprendre l’énigme. Cela m’occupe encore. Par la poésie, le manque originel s’est métamorphosé en plénitude que la mort n’atteint plus.

3. Préférez-vous lire vous-même vos poèmes en public, ou les confier à un comédien ?
— La lecture de ses propres textes par un comédien, le moins cabotin possible, nourrit un sentiment de dépossession relative, dès que l’interprétation diverge de celle qu’on avait cru arrêter. Malgré une ponctuation précise – seul mon premier livre ne fut pas ponctué, j’ai corrigé cette incohérence lors de sa reprise dans Manque à vivre –, le cordon ombilical est très souvent coupé. Le poème échappe à l’auteur, c’est ainsi. [voir 6.]

4. Pour pleinement apprécier un « récital » de poésie, vaut-il mieux connaître les textes ?
— Le récital qui marche concerne un public averti. C’est lorsque la salle compte des lecteurs, des gens qui sont déjà familiers de l’œuvre, que le résultat est le meilleur. Ces gens-là forment, semble-t-il, un levain ; leur plaisir essaime. Ou, pour l’exprimer autrement, il faut un peu de ce que Gracq appelle « la patine du temps » pour enraciner l’émotion avec laquelle s’en retourneront les auditeurs. Il est en revanche hors de question de donner à lire les textes dans le temps même d’une lecture publique. La poésie n’est pas l’opéra.

5. Écouter plutôt que lire peut-il conduire à la passivité devant le texte poétique ?
— Un poème digne de ce nom recèle tant de richesses qu’à son écoute il faut bien faire des deuils, de même qu’une lecture silencieuse ne suffit jamais à l’épuiser. La lecture à haute voix ne permet guère de retour. La solitude autorise une liberté qu’aucun égalitarisme n’atteindra jamais.

6. La séduction d’une voix peut-elle faire passer un poème médiocre ?
— La voix fait beaucoup et il est certain que le public est souvent abusé. La médiocratie, c’est l’ordinaire, sauf à croire que le chef-d’œuvre est légion. La production orale, quant au fond, ne peut surpasser l’écrite. Une telle évidence manque de courtoisie, mais une vraie revue se moque de la courtoisie.

7. Pouvez-vous citer des textes ou des auteurs qui gagnent à être dits ?
— Les poètes pour tréteaux postillonnent jusqu’en dormant. Bavards par nature, leurs textes n’offrent le plus souvent de profondeur que celle du souffleur. Le sacré fût-il sans dieu, la réponse à l’énigme ne peut plus guère être proférée. La poésie qui interroge cela même qui ne peut répondre appartient au for intérieur. Mieux vaut lire par soi-même et pour soi ce qui relève de la méditation.

8. Comment expliquer la répugnance des médias pour la poésie contemporaine ?
— La réponse est en germe dans la précédente. Les médias actuels ne visent que les paillettes et les plus bas instincts. Sauf à mettre en acte des poèmes lubriques — et c’est curieux que nos plus hautes Vanités ne se soient pas encore livrées à ce grand écart —, le consensus télévisuel ne peut qu’ignorer ce qui l’ignore par nature. La poésie tourne le dos à l’ambition, à la vulgarisation ; elle ne saurait se satisfaire d’une manifestation parmi d’autres, dont certains peuvent bien hâter la venue…

Pierre Perrin, Arpa [novembre 2001]


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